José Lodewick:  
Un habitant de Stras-Bourges (*)


(*) Patience ! Vous verrez au fil de la lecture se dissiper la brume d’incompréhension qui recouvre une ville… pas si imaginaire que ça.

Si j’ai décidé de consacrer un reportage à ce sacré « petit homme vert », c’est tout simplement parce qu’il est un de mes préférés (il est par ailleurs le premier à avoir attiré mon attention à Strasbourg, voici quelques années déjà, c’était en janvier 1995).

J’éprouve une profonde tendresse pour ce petit personnage, drapé dans son long manteau vert lui descendant jusqu’aux chevilles, et coiffé d’un chapeau rouge dont les formes varient en fonction des circonstances et de son humeur (du plus élégant feutre à la coiffe impertinente du fou, en passant par une espèce de casque de pompier). Son gros nez rond et ses gros yeux verts, parfois rouges, lui donnent un air bon-enfant qui lui sied à merveille. Malgré des lèvres, que j’imagine volontiers lippues, enfouies dans un large col relevé, son sourire se devine narquois ou goguenard.

S’il est d’une discrétion frisant parfois la timidité (sa petite taille l’oblige à se dresser sur la pointe des pieds), 

je le soupçonne d’avoir commis et de commettre encore nombre d’espiègleries, toujours prêt aux tours les plus pendables. Mais s’il semble se jouer du passant, c’est pour en faire le complice de ses facéties. Et s’il se fond dans le paysage urbain, c’est pour mieux le transformer en terrain de jeu. Ici, il s’appuie contre un mur 

(est-ce la fatigue, un lendemain de veille ?) Là, il est suspendu à un anneau, 

s’essuyant le front comme s’il venait d’éviter une chute fatale. (J’ai eu beaucoup de mérite à trouver ce pochoir bombé à 2 mètres du sol, ce qui est exceptionnel).

J’ai d’abord cru qu’il était strasbourgeois de pure souche, mon bonhomme. Je l’ai souvent rencontré autour de la cathédrale ou vu déambuler dans le quartier de la Petite France. En tout, c’est une vingtaine de fois que j’ai eu la chance de croiser son chemin dans mes pérégrinations. Mais quelle ne fut pas ma surprise de le retrouver quelques années plus tard à... Bourges. Il n’avait pas changé : même manteau vert avec cet imposant col, même chapeau à large bord, à noeud avec ruban blanc. Je suis nettement moins sûr de ses origines à présent. Fait-il la navette entre Bourges et Strasbourg ? Préfère-t-il l’Alsace ou le Cher ? Est-il un grand voyageur qui m’attend dans d’autres villes (françaises) encore ? Qui sait ? Et puis après tout, quelle importance ! Je me contente de le regarder vivre, non comme une bête de cirque ou un animal de zoo, mais plutôt comme ce farceur, ce bon-vivant que j’aimerais être. Je l’ai donc vu...

Je l’ai vu triomphant, les bras levés marquant dix heures dix, comme un Chirac qui apprendrait sa victoire aux élections présidentielles. Mais le pied levé n’appartiendrait-il pas plutôt à un athlète franchissant une ligne d’arrivée, la tenue olympique et l’allure sportive en moins ?

Je l’ai vu, les poings sur les hanches, pas content du tout, semblant dire « c’est maintenant que tu arrives, ça fait deux heures que je t’attends ! » Ou alors vu sa petite taille : « c’est pas bientôt fini de me pisser dessus, sale cabot ! »

Je l’ai vu poser sur une étiquette de boîte de conserve. Le couvercle en a été découpé et relevé ; il en sort un personnage saluant et souriant. Ce pochoir m’intrigue : il s’agit d’une espèce de citation, de « pochoir dans le pochoir », phénomène assez rare à ma connaissance. Y a-t-il un ou deux auteurs ? Y a-t-il eu complicité ou rivalité, détournement du premier pochoir au profit du second ?

Je l’ai vu, monté sur ressort, sauter en l’air, tel un diablotin sortant d’une boîte, et parer d’instinct une chute en tendant les bras soit devant lui, soit dans le dos

Dans les deux cas, le tricorne fait évidemment songer au fou du roi, il ne lui manque que sa marotte, qu’il a dû troquer contre… un aérosol de peinture. Et bien oui…

Je l’ai vu, l’aérosol à la main ! Car lui aussi joue de la bombe. Tag, graffiti, pochoir ? Que va-t-il laisser sur les façades de sa ville? La cohabitation entre le pochoiriste et son sujet est telle qu’il y a identification de l’un à l’autre. Bel exemple d’autodérision.

Je l’ai vu - « oui monsieur l’agent, comme je vous vois » - assis sur un bouton de sonnette, invitant le passant à commettre à sa place sa forfaiture : comment réagira l’occupant des lieux quand il verra les talons de l’auteur de cette plaisanterie. Et mon petit homme vert, aura-t-il détalé, lui aussi ?

  Et ce n’est pas tout…

Je l’ai vu à deux reprises, agenouillé devant un détonateur. Qu’a-t-il l’intention de dynamiter ? Difficile à dire, mais j’ai peut-être une petite idée : le « terroriste » a pris position sur la limite qui sépare une peinture ancienne d’une plus récente (plus claire), espèce de camouflage pour faire disparaître un autre petit homme vert, que l’on distingue encore fort bien en transparence. Une vengeance donc d’un congénère ?

S’il est souvent seul, ce n’est pas pour autant un solitaire. Je l’ai rencontré en compagnie d’un de ses semblables, tout de bleu ou de vert vêtu. Ils étaient en grande conversation sur le trottoir, une discussion animée à en croire leurs gesticulations ponctuées par un ample « tope-la » final.

Je les ai vus transporter les objets les plus divers : un regard de cave

une plaque de cuivre portant le nom d’une école

une plaque de service apposée par la compagnie des eaux. 

Je les ai même vus porter... un trou creusé dans un mur.  

Mais ses jours sont comptés. Il est de moins en moins présent ces dernières années, chassé du centre de Strasbourg par la politique municipale en matière de propreté publique et de lutte contre toute forme de vandalisme. On nettoie à tours de bras… Que va-t-il devenir ? Il faut poser la question à son papa, dont j’ai retrouvé la trace dans l’ouvrage que Sybille Metze-Prou a consacré aux pochoirs ainsi que dans l’encyclopédie de Bernhard van Treeck sur les graffitis. Touche-à-tout, autodidacte, Olivier est connu et reconnu... en Allemagne où il opère à Leipzig et Francfort.

Et Stras-Bourges dans tout ça ???


Mes articles sont hébergés par le site de l’Ifg (Institut für Graffiti-Forschung) de Vienne (Autriche). Avec tous mes remerciements à Monsieur Norbert Siegl, son directeur.

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