José Lodewick:  

Le pochoir en étapes - 3. – La collection

 

Un collectionneur se voit un jour ou l’autre confronté à une question particulièrement épineuse, je dirais même à LA question, qui finira par le poursuivre inlassablement, à l’obnubiler, à l’obséder : celle du classement. Et la complexité de la question ne va que croître à mesure que la collection prend de l’ampleur. Face à quelques objets, même s’il est cornélien, le choix finira par s’imposer, mais quand il s’agit d’en affronter des centaines ou des milliers... De mémoire, le passionné pourra certes assez facilement affirmer posséder tel ou tel objet mais pourra-t-il le retrouver aisément ? Et à mon sens, c’est là une constante valable pour toute forme de -thèque.

En ce qui me concerne, les choses sont pires encore, puisque le même "objet" est conservé sur trois supports : photo papier, négatif, CD-rom ; le tout enregistré dans un vaste répertoire informatisé aux entrées multiples.

Mes tirages sont tous réalisés au format 10 x 15cm. Pour les stocker, j'ai choisi des albums dont les dimensions (24 x 17,5 x 4,5cm) facilitent le rangement dans une bibliothèque. Ils peuvent contenir 144 photos sous feuilles plastifiées, en planches de deux permettant de visionner quatre pochoirs à la fois. Glisser les photos dans leur logement n’est pas trop délicat… pour autant que la manipulation ne se répète pas trop souvent. 

Dans un premier temps, je m’amusais à regrouper les photos par thèmes, par formes, par couleurs, etc. un peu en fonction de mon imagination. Je dis bien "je m’amusais" car j’en ai fait mon deuil; je me vois mal, en fonction de mes nouvelles acquisitions, recommencer systématiquement ce petit jeu sous prétexte qu’un pochoir dans un cercle rouge devrait se trouver dans l’environnement immédiat de ces autres pochoirs dans un cercle rouge. Je vous le clame haut et fort : hors de question de jouer aux chaises musicales plus longtemps ou d’appliquer la théorie des dominos pour un pochoir quand il y en aurait des centaines à déplacer.

Le seul effort de systématisation, c’est la séparation en photos verticales et horizontales : ce type de rangement évite le torticolis, la luxation du poignet ou le mal de mer. De la première à la dernière image, l’album se tient fermement dans le même sens, comme pour la lecture d’un livre.

Pour les négatifs, j’ai choisi le classement chronologique année/mois/film/photo. Ce code (96.8.6.3 par exemple) est reproduit au dos de chaque tirage papier; ce qui permet le rapprochement immédiat… Le tout est de savoir où le classeur à négatifs a été rangé! Mais ça, c’est un autre problème.

Tous mes clichés de pochoirs sont aussi gravés sur CD-rom (merci Kodak) et c’est ici que se produit le véritable miracle des classements multiples. Un logiciel de présentation, tel PowerPoint, permet de réaliser une infinité de diaporamas, avec une infinité de sélections. La seule contrainte, c’est de disposer de disques durs suffisamment volumineux pour garder les différentes réalisations en mémoire ; mais l'inflation des "gigas" ces derniers temps est une véritable bénédiction! Ajoutons que Kodak imprime en miniature le contenu du CD-rom (les 100 photos figurent sur trois planches carrées de 12 cm de côté, très pratiques et de dimensions réduites, ce qui permet de retrouver une photo sans devoir visionner le contenu du CD sur ordinateur (re-merci Kodak).

Enfin, chaque "objet" est répertorié selon les trois axes présentés. Chaque pochoir peut donc être repéré soit en négatif, soit en photo, soit en numérique. Le tout scrupuleusement et méthodiquement présenté dans un tableau dont chaque ligne (une par pochoir) donne une série d’informations qui me sont particulièrement précieuses.

PH1 062

96.8.6.3

c052

Toulouse

N#

texte

"les riches créent les pauvres"

Décortiquons l’exemple :

PH1 : Pochoir Horizontal - premier album

062: place dans l'album

96.8.6.3 : négatif, photo prise en août 1996, sixième film, photo n° 3

c052 : CD-rom portant la lettre c, photo n° 52

Toulouse : lieu de la prise de vue. Je me contente généralement de mentionner le nom de la ville ou du quartier. Je ne vais pas plus loin, mais on pourrait imaginer l’enregistrement de l’adresse exacte.

N# : la couleur du pochoir (en l’occurrence N = noir). Le signe # derrière la lettre me permet de lancer une recherche sur la couleur, sans que l'ordinateur ne s'arrête dès qu'il rencontre la lettre N.

texte : dans cette case figurent les indications concernant le type de pochoirs. Les deux autres mentions sont: dessin ou ddtt (c.-à-d. "dessin et texte").

description du pochoir : quand il s'agit d'un texte (au sens le plus large et le plus vague du terme, allant du simple caractère d'écriture au discours), je le cite in extenso. Ce qui signifie que s'il comporte des fautes d'orthographe, je les reproduis. S'il s'agit d'un dessin, j'essaie de le décrire brièvement. Ces informations doivent être stéréotypées, sans quoi la fonction rechercher de mon tableau sous Excel resterait inopérante. Ainsi par exemple, je peux dresser instantanément la liste exhaustive des pochoirs représentant une banane (pour autant que le mot banane apparaisse dans la description, évidemment). S’il me prenait l’envie de créer une présentation sur le thème du vélo, je sais que je n’aurai que trois exemples, donc peu de choses, à me mettre sous la dent. Attention toutefois à l’homonymie : en introduisant le mot bombe, je recevrais en réponse deux catégories de pochoirs : les bombes aérosols et les bombes terroristes (j’ai déjà fait allusion à cette distinction dans un article consacré au matériel http://graffiti.netbase.org/LO7.htm). Dans ma description, je les distingue en utilisant les mots "bombe1" (peinture) et "bombe2" (explosif).

Inutile de passer un par un en revue les centaines de pochoirs rangés dans les albums, inutile de s’abîmer les yeux sur les minuscules reproductions sur les planches Photo-CD, inutile de triturer les négatifs "perdus" parmi tous les autres qui n’ont rien à voir avec les pochoirs,... Un simple clic sur rechercher, suivi du mot à rechercher et d’un nouveau clic sur suivant et le tour est joué. Redoutablement efficace. Voilà pour la pratique.

 

Reste que le collectionneur se pose des questions et qu'il va vouloir trouver des critères de classement. Et là je vous dis tout de go : toutes les approches pseudo-instincto-intello-scientifiques sont faillibles : à chaque avancée correspond une embûche, chaque nouvelle classification apporte ses exceptions qui remettent tout en question. La multiplication des catégories ne fait que tendre vers cette constatation absurde : les catégories risquent de devenir aussi nombreuses que les objets eux-mêmes !

Mais qu’à cela ne tienne : cette évidence ne m’interdit pas d’examiner les choses sous certains angles, de m’interroger sur le bien-fondé de certaines approches et donc de tenter de faire avancer les choses.

Le classement le plus simple (donc le plus judicieux, mais le plus fragile ?) consiste à opposer des paires, à réaliser une arborescence binaire, tout en sachant que ces binômes devront forcément et rapidement être combinés entre eux pour décrire un pochoir particulier. Tentons donc l’impossible et créons une arborescence avec comme seul critère fiable, l’objectivité. En effet, la description de ce que je vois peut être objective si je n’utilise que des descripteurs univoques et universels. Dans l’autre cas, mon apport personnel risque de ne plus faire l’unanimité et mon grain de sel peut également me jouer des tours : mon interprétation d’aujourd’hui, qui justifie mon classement d’aujourd’hui, peut ne plus être celui de demain et, partant, chambouler mon classement. Logique.

Il s’agit donc de dégager des critères objectifs reposant sur l’observation la plus neutre possible de l’"objet". Comme convenu, je les ai placés dans une arborescence, bien maigre hélas car la tentative, même si elle n’a pas été infructueuse, a atteint très rapidement ses limites. Je me suis efforcé de dégager des critères simples. Et pourtant après mûre réflexion, une observation attentive ne peut déboucher que sur une constatation amère: c'est beaucoup plus compliqué qu'il n'y paraît! A la suite de ma présentation des critères, j'aborderai le cas particulier et difficilement classable du pictogramme.

 

critères objectifs

 

1

 

mode d'expression unique

 

combinaison de modes d’expression

 

2

 

monochrome

 

polychrome

 

monochrome

 

polychrome

 

3

 

texte

 

texte

 

4

 

mono

 

multi

 

mono

 

multi

ligne n° 1 : Par vocation, le pochoir veut être vu. Son appartenance au visuel (enfin une certitude !) permet de dégager deux modes d’expression: le texte ou le dessin. Ces deux catégories touchent tous les pochoirs mais à des degrés différents. Si certains sont "pur texte" ou "pur dessin", force est de constater que beaucoup combinent les deux moyens d’expression. Quand dessin et texte se mélangent, on a souvent affaire à un savant dosage où il s’agit de mettre dans la balance l’apport de chaque mode d’expression : entre 1 et 99 % de l’un par rapport à l’autre. Voici donc mon premier binôme: l’expression unique, qu’elle soit texte ou dessin, s’oppose à la combinaison d’expressions. En d’autres termes, j’écris OU je dessine d’une part, j’écris ET je dessine de l’autre.

Qu'ils soient français, allemands ou anglais, les caractères latins restent toujours lisibles

Même si la signification profonde du pochoir échappe à l'observateur, sa lisibilité au premier degré reste évidente

En dehors de cette première paire dessin/texte, les pochoirs se présentent toujours sous une forme hybride, donnant la priorité soit au texte, soit au dessin, mais là c'est une question de sensibilité personnelle et d'interprétation subjective de l'ensemble.

 

Qu'est-ce qui prime? Le dessin ou le texte? Ou qui fut le premier: l'œuf ou la poule?

 

 Ligne n° 2: (le commentaire vaut pour le premier binôme dans son ensemble) Le deuxième tri qui peut être effectué me paraît extrêmement simple lui aussi. Le pochoiriste a-t-il utilisé une ou plusieurs couleurs? De toute évidence, la monochromie est la règle. Elle s'explique : encombrement, mobilité, rapidité, prix. Si deux peintures s'utilisent encore fréquemment, la polychromie est extrêmement rare; les techniques de dessin mises en œuvre sont plus (ou trop?) complexes.

Voici trois séries de pochoirs, respectivement mono-, bi- ou polychromes.

 

 

 

On notera deux techniques différentes de mise en couleurs:

la superposition de couches, comparable aux techniques d'encrage en offset; chaque couleur nécessite donc son propre gabarit (c'est le cas pour les quatre "bichromes" et les deux premiers polychromes). Le site http://painting.about.com propose des Patriotic stencil designs réalisés sur la base de deux gabarits; le second doit évidemment être parfaitement posé sur les contours du premier, sinon il y aura décalage.

et le coloriage d'un fond, comparable au cahier à colorier des enfants; un seul gabarit suffit. Le jean bleu et les cheveux verts ont été bombés directement sur le pochoir.

 

ligne n° 3 – expression unique: A première vue, rien de plus simple (encore!) que de distinguer le dessin du texte. Tout ce qui n’est pas alphabet ou signe conventionnel d’écriture est dessin… au risque de se tromper quand on est confronté aux alphabets moins courants ou franchement inconnus. Je "devine" ou je parie que les pochoirs présentés ci-dessous sont des messages rédigés dans des langues que je ne connais pas, mais je n’en ai aucune certitude. (A titre de comparaison: il n'est pas rare en BD de trouver des pseudo-dialogues dans des langues imaginaires et donc "retranscrites" avec des "caractères-aux-allures-étranges" qui font très couleur locale). Prudence et modestie sont donc de rigueur.

 

Nul n'est prophète en son pays! C'est bien connu.

Je n’ai été que rarement confronté au problème des alphabets inconnus; ma collection se compose exclusivement de pochoirs européens ou américains, dont les textes sont toujours rédigés dans notre bon vieil alphabet latin. Attention, je n’ai pas dit que je comprenais toujours le message véhiculé par les textes (méconnaissance de la langue, de la situation, du contexte,... Mon expérience polonaise fut révélatrice de la frustration découlant de mon ignorance du polonais http://graffiti.netbase.org/LO.htm), mais je peux reconnaître les caractères d'écriture. Pour la signification de pochoirs énigmatiques, j'ai pu compter sur le concours d'amis italiens, espagnols, allemands, néerlandais, polonais, anglais, américains, autrichiens et… belges. J'en profite pour les remercier.

 

Ces alphabets étrangers sont un pont vers cet autre modes d'expression que sont les calligrammes. Mais je commencerai par un retour en arrière: je classerai dans la catégorie "texte" les présentations graphiques, certes originales mais dont la lecture reste conventionnelle, même si elle n'est pas toujours aisée. Qu'il s'agisse de calligraphie, de recherche typographique, de jeux de caractères ou de polices,… les exemples ci-dessous respectent tous les conventions de lecture sur des axes horizontaux ou verticaux.

Recherche esthétique certes, mais texte lisible

 

Même s'ils s'inspirent des "graffes" hip-hop, pas toujours très lisibles pour les profanes, les deux pochoirs suivants se lisent eux aussi de gauche à droite.

 

Deux exemples d'écriture d'inspiration hip-hop: le nom du pochoiriste bruxellois "Monzon"

 

ligne n° 3 – expressions combinées : Rien de neuf à ajouter par rapport aux commentaires que j'ai faits pour la ligne n° 1. Quant à la combinaison de moyens d’expression, rien à dire dans le cadre d’une approche objective. Bien malin qui pourra trancher si le dessin prime sur le texte ou si c’est l’inverse. Sur une échelle virtuelle, le pochoir peut aller du 100 % dessin au 100 % texte en passant par toutes les nuances correspondant à une question simple mais subjective : dans quelle mesure l’un des deux modes est prééminent ? Il s’agit d’une question de lecture, donc de subjectivité. Nous voilà donc coincés dès cette prémisse.

Je me contenterai ici d'évoquer la surcharge, qui mérite une mention particulière et qui fera l'objet d'un article ultérieur. Par surcharge, j’entends un apport au pochoir original. Il peut s’agir d’une intervention du pochoiriste ou d’un autre ; d’un ajout de texte ou de dessin ; de déviation de la motivation initiale, de pochoir sur pochoir ou d’un lettrage ou dessin différents,... Notons quand même que l’apport d’un tagueur va soit dénaturer le pochoir, soit lui donner une plus-value sémantique. Si la main est supplémentaire, il n'est pas toujours aisé de faire la distinction entre un auteur unique et un auteur « accompagné ».

 

ligne n° 4: Déjà je sens la fin proche. Les critères objectifs de classement se réduisent comme peau de chagrin. Dernière distinction (mais est-elle pertinente?) : le nombre de mots. Cela peut aller du mot isolé (généralement un nom propre) au texte le plus élaboré.

Et voici, terminus. Tout le monde descend. A partir de ce point, l’objectivité fait place à d’autres critères plus tendancieux les uns que les autres : détermination du thème, interprétation du pochoir, etc.

 

Alors? Convaincant? Et pourtant je me suis surpris à me faire une réflexion qui aurait pu tout chambouler dans l’arborescence - dès le départ. Quand je parle d’expression unique, est-ce que je suis bien sûr de ce que j’avance ? Ne faut-il pas voir dans le texte une première combinaison : celle d’un contenu et d’une forme, d’un signifiant et d’un signifié. La couleur utilisée pour écrire le texte est-elle purement fortuite (tiens, c’est une bombe noire que j’ai sous la main - Va pour le noir !) ou faut-il y déceler un choix délibéré qui permettrait de rencontrer exactement le souhait de l’artiste? Et s’il y va de l’intention de l’artiste, qu’en sera-t-il de la réception du spectateur ? « Fear is the mother of violence » ne serait-il pas moins agressif si les caractères avaient été réguliers? « Attentat à la bombe » en vert me semble moins agressif qu'en noir. La fusée de Tintin est-elle imaginable autre que rouge ?

De l'importance de la couleur

 

Donc ma nomenclature ne peut tenir compte de ces éléments intangibles mêlant allègrement l’inconscient et le subconscient de tous les acteurs; elle ne peut s’intéresser qu’au résultat, sans faire intervenir sensibilité, susceptibilité, etc. Mais comment pourrait-il en aller autrement ? Tout message, dès l’instant où il quitte le cerveau de son concepteur, s’ex-prime, donc nécessite un véhicule pour être transmis, en l’occurrence la couleur. Or ce matériau n’est pas véhicule neutre, la couleur parle d’elle-même. Donc point d’expression unique, sauf si je fais abstraction de la dimension sensible de la couleur. C’est ce que j'ai fini par faire ici, sinon...

 

Les pictogrammes

Ils méritent une attention particulière. Ils représentent une catégorie distincte de dessins à interprétation fonctionnelle univoque. Mais encore une fois pas toujours lisible pour le profane. Ainsi me suis-je surpris à photographier en Italie un « pochoir », que je trouvais étonnamment fréquent. De là mes soupçons, qui se sont révélés (renseignements pris) tout à fait justifiés, puisqu’il s’agissait en fait de repères réservés aux pompiers; l’initiale étant celle du mot Idrante ! ! ! Autant pour moi !

Intéressant est le cas suivant illustré par la série de quatre pochoirs ci-dessous. Le pochoiriste a volontairement détourné la signification initiale du pictogramme, telle qu'elle est exprimée dans la première illustration, pour ne retenir que son sens profond "il faut se débarrasser de…". Les points de suspension sont concrètement remplacés par le "M" d'une grande chaîne internationale de restauration rapide, et par la croix gammée. Et même si je ne comprends pas le commentaire polonais qui accompagne le deuxième dessin, le message passe quand même partiellement.

Récupération d'un pictogramme universel "Utilisez les poubelles" (Luxembourg): non à MacDonald (Varsovie - Pologne), non au nazisme: pochoir blanc (Bruxelles - Belgique) et pochoir rouge (Pise - Italie)

En guise de conclusion, une anecdote ou plutôt une énigme.

Ce pochoir m’est d’abord apparu comme dessin: une chauve-souris aux ailes déployées. Ce n’est qu’en le regardant plus attentivement que j’ai commencé à découvrir le texte qui garde quand même tous ses secrets. L’aile gauche fait « clairement » apparaître le mot Washington, quant aux caractères de droites... Help s.v.p. En attendant de plus amples informations, je le classerai dans la catégorie des "textes", même s'il ne m'a pas encore tout révélé. Mystère.

 

Mes articles sont hébergés par le site de l’Ifg (Institut für Graffiti-Forschung) de Vienne (Autriche). Avec tous mes remerciements à Monsieur Norbert Siegl, son directeur.

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